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Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1, 1911, 3e mille.djvu/151

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Si l’on nous avait prédit, en ces heureux jours, que ce délicieux compagnon, artiste favorisé des dieux et qui vendait déjà ses tableaux comme on vend de la galette, gai en outre d’une gaieté en dedans et « d’autant plus profonde », disait Georges Becker, oui, si une sorcière nous avait annoncé que ce grand sec, ivre de valse et qui en tenait le coup sans fatigue jusqu’à l’aube vermeille, se lasserait de la vie et se dégoûterait de sa chance même, au point de se suicider, sans cause, pour le plaisir, cette pythie eût été reconduite sous les huées, et Saint-Saëns, aidé d’Emmanuel Chabrier, lui eussent, à quatre mains, plus le nez, composé sa marche funèbre.

Et pourtant, il en fut ainsi et Fritz Kæmmerer s’est tué. Un soir, dans le petit atelier, sous celui de Léon Glaize, où il vivait en célibataire endurci, il se pendit à son lustre, et on n’a jamais su pourquoi. À l’heure où j’écris, ses amis se le demandent encore. Et comme s’il voulait défier leurs conjectures, il légua toute sa petite fortune, tant en pécule, bibelots, collections et ouvrages, à une femme de ménage qu’il n’avait pas depuis un mois à son service. La plupart de ses costumes, robes et toilettes, garde-robe de peintre sans prix, ont été d’ailleurs achetés à l’hôtel Drouot par Sarah Bernhardt.

L’âme humaine est décidément incompréhensible. Ses problèmes vont jusqu’au coq à l’âne. Le suicide de mon pauvre Kæmmerer reste, pour ceux qui l’ont connu, un rébus macabre dont aucun d’eux ne sera jamais l’Œdipe et Léon Glaize lui-même en jette sa langue aux chiens. À Amsterdam, quand il me conduisit chez son père, dans le long atelier obscur et