Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1, 1911, 3e mille.djvu/260

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— Et à présent, où désirez-vous que je vous dépose ?

— Au plus près, et merci.

— Mais où allez-vous ?

— Je ne sais pas.

— Bon voyage donc, et toujours à votre service.

Il me débarqua sur une berge, et je me vis au milieu d’un bois.

Comme le soir commençait à tomber, j’eus d’abord quelque peine à m’orienter. Où étais-je ? Il me parut imprudent de le demander, même aux couples d’amoureux qui y saluaient l’avril, sous le feuillage naissant, à petits cris. Mais à quelques silhouettes de groupes d’arbres déjà vues, je ne tardais à m’y reconnaître. Je les avais hantées, ces allées tournantes, j’avais promené mes tristesses d’écolier sous leurs voussures familières, j’y avais pleuré mes premières larmes, celles dont la source n’est pas tarie. Je pouvais y marcher la nuit, entre les ténèbres, et aller droit à la maisonnette où j’avais tant espéré mourir, à dix-huit ans.

D’ailleurs, dans les dernières lueurs, le vieux donjon de Louis le Onzième me dessinait sa masse crénelée, l’un de mes « châteaux du souvenir ». Ah ! non, pauvre petit Poucet, tu n’avais point besoin de pierres pour retrouver le chemin de Vincennes !

Je m’abattis, le cœur serré, dans un cabaret-guinguette, dont tant, jadis, j’avais été l’hôte. Toutes les tonnelles en refleurissaient, et, au bout de huit années vécues loin d’elles, je repris ma place à la table où j’avais rimé mes élégies d’abandonné.

En face de moi, sous une autre tonnelle, deux citoyens en blouse m’observaient. Ils échangeaient des