Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1, 1911, 3e mille.djvu/50

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tant pis pour Feuillet qui est en retard et nous fait tirer la langue !

Mais je tenais à mon dénouement, comme le frère d’Eschyle, des dents, à sa barque, dans le golfe de Salamine. Il constituait toute ma pièce, ce terrible dénouement, et je ne l’avais écrite que pour jeter aux foules stupéfaites le paradoxe de sa conclusion.

— Comment diable voulez-vous, argumentait Regnier sous le parapluie, que nous couvrions, à la Comédie-Française, la théorie sociale incarnée par ce mari-père qui donne sa fille à l’amant de sa femme et passe à travers son cocuage comme un clown à travers un cerceau de papier, pour décrocher la palme du martyre conjugal ? C’est impossible, impossible… Tenez, voulez-vous tuer la mère ? M. Scribe tuerait la mère. Tuons la mère, et je prends le rôle.

— Mon cher maître, lui répondais-je, je ne sais pas tuer les mères.

— Eh bien ! je vous la tuerai, moi, votre mère, c’est l’affaire d’un tour de main, vous relirez au comité, et la pièce passera comme lettre à la poste.

Mais je m’étais montré intrépidement rebelle à l’assassinat, et la place était restée à Julie, au grand soulas de Mlle Favart — menacée de perdre l’un des plus beaux rôles de sa carrière et que ma vue seule faisait fuir dans les couloirs. Elle l’attendit, du reste, deux ans encore. Toujours est-il que Coquelin avait gardé mon manuscrit et que je l’avais à peu près oublié.

La mort de la pauvre phtisique abandonnée dont nous avions porté à bras le léger cercueil par les rues en escaliers de la vieille ville, nous avait laissé à tous