Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2, 1912.djvu/41

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dans les bois, impatiente de la mesure, il nous transportait dans les salons du Directoire. C’est de lui que Barbey d’Aurevilly disait : « Quand il chante, les femmes se décollètent à l’entendre. »

Daudet ne le quittait pas du monocle. Il l’étudiait curieusement, et on le sentait hanté du type ; mais à l’intérêt du romancier s’ajoutait un sentiment de sympathie tout particulier. Dans une lutte à Champrosay, sur la pelouse du jardin, Astruc lui avait, d’un enlacement brusque, démis la jambe, et le chagrin du pauvre jongleur des Espagnes avait été si vif que l’accident les avait noués d’amitié pour la vie.

Puis venait Léon Valade, délicieux rimeur, trop discret, que l’hôte allait chercher dans les coins sombres pour le produire. Léon Valade était un petit bout d’homme, sans gestes, volontairement effacé, qui marchait à pas ouatés, et n’en cachait pas moins l’esprit d’un Henri Heine sous ses apparences timides. — Il a dû être maître d’études chez les sourds-muets, riait Daudet.

C’était alors que, sa sieste prise — car il s’endormait après tous les repas — Armand Silvestre apparaissait, le teint reposé, le sourire aux lèvres. Il était le poète de la maison. On lui passait la lyre, et il pleuvait des roses. La dominante du talent lyrique de Silvestre était la facilité. Les poèmes qu’il communiquait à ses amis étaient de sa provende du jour, souvent d’une heure à peine. Il versifiait pour ainsi dire en marchant. Son pas lui rythmait l’hexamètre. Je n’ai jamais connu à personne une telle hantise du vers, permanente, unique, obsédante comme une possession démoniaque, et dont la crise ne l’a jamais lâché.