Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 4, 1913.djvu/188

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tisme, et lire ce chef-d’œuvre, c’est aller de Corte à Sartène dans un fauteuil. Reste le mouflon.

Le mouflon, ou mouton de l’Arche, est une bête étrange. Au lieu de laine il a des poils, et porte au front des cornes tirebouchonnantes où Buffon, Linné et tous les naturalistes perdent leur latin et leurs lunettes. Car ce n’est pas une chèvre. Ce n’est pas un mouton non plus. Alors qu’est-ce que c’est ? Moi, j’en rêvais depuis Enguerrande, qui se passe en Corse. On a de ces obsessions d’autant plus tenaces qu’elles sont plus absurdes. Celle du mouflon me hantait, et j’allais de l’un à l’autre, disant à tous et partout : « Avez-vous vu un mouflon ? » comme La Fontaine demandait : « Avez-vous lu Baruch ? » qui, entre parenthèses, n’était pas le prophète juif, disciple de Jérémie, mais Baruch Spinoza, l’auteur de l’Éthique. Mais personne n’avait vu de mouflon et j’en traînais une languissante vie.

Il advint que, poussé par le besoin prosaïque de me repaître j’entrai un jour au Café de la Paix pour y déjeuner, et que, le garçon m’ayant invité à lui définir par son nom le plat qu’il me plaisait de manger, je lui lançai lapsusivement : — « Une côtelette de mouflon grillée. »

— Bien, monsieur, fit-il, sans s’étonner, et après une consultation à voix basse avec un maître d’hôtel grave comme Royer-Collard, il revint et dit : — Il ne nous en reste plus. Puis il ajouta : — On nous en demande rarement, du reste. — Comme je lui faisais remarquer la contradiction de ses deux propositions restauratoires, un client voisin prit part au dialogue par un franc éclat de rire.

C’était un charmant cinquantenaire, aux traits ré-