Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 4, 1913.djvu/368

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répondais-je en riant, ma famille est innombrable ! J’ai des cousins dans tous les genres et sur toutes les branches de mon art. Tous des rossignols ! seulement quand on entend l’un, on préfère l’autre. — Et le gros Suffrage me dit : — Ils devraient bien se distinguer par des noms de baptême différents. Je m’y perds, démocratiquement !

L’idée alors me vint de l’embêter par des pseudonymes. Sans disparaître totalement, je pris d’abord la précaution de publier d’un seul coup, presque à la même heure, un poème, un roman, une pièce et de la critique, et cela sous le nom unique de mes cent cousins. Puis, au moment où je lâchais cette charge énorme, je surgis dans un journal sous un pseudonyme cocassement mystérieux. L’effarement du Suffrage Universel devint touchant. — Qu’est-ce que c’est encore que celui-là, et comment savoir ce qu’il vaut puisqu’il ne dit pas son nom ? Ainsi soufflait le cher procureur de la postérité. — Mon pseudonyme dévoilé, j’en pris un autre, puis un autre encore, et puis je reparus au théâtre. Le succès me traquait toujours sans m’atteindre, heureusement ! La lutte a duré près d’un demi-siècle, de telle sorte qu’après avoir fourni une carrière à tuer soixante chevaux et cent hommes, j’ai la joie d’être encore vierge du baiser du Suffrage.

Plaisir à part, je ne crois pas qu’il y ait eu, dans les arts, beaucoup d’individualités de cet acabit protéen, d’abord parce qu’il y faut une bonne humeur inaltérable, et puis, à défaut de fortune, un assez grand courage peut-être ! J’ai passé volontairement ma vie à redébuter. Je n’ai que des ponts d’Arcole.

Le Premier Baiser en fut un.