Page:Bergson - Essai sur les données immédiates de la conscience.djvu/194

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toutes les intelligences communient, annonce et prépare la vie sociale.

En présence de cet espace homogène nous avons placé le moi tel qu’une conscience attentive l’aperçoit, un moi vivant, dont les états à la fois indis­tincts et instables ne sauraient se dissocier sans changer de nature, ni se fixer ou s’exprimer sans tomber dans le domaine commun. La tentation ne devait-elle pas être grande, pour ce moi qui distingue si nettement les objets extérieurs et les représente si facilement par des symboles, d’introduire au sein de sa propre existence la même discrimination, et de substituer, à la pénétration intime de ses états psychiques, à leur multiplicité toute qualitative, une pluralité numérique de termes qui se distinguent, se juxtaposent, et s’expriment par des mots ? Au lieu d’une durée hétérogène dont les moments se pénètrent, nous aurons alors un temps homogène dont les moments s’alignent dans l’espace. Au lieu d’une vie intérieure dont les phases succes­sives, chacune unique en son genre, sont incommensurables avec le langage, nous obtiendrons un moi recomposable artificiellement, et des états psychi­ques simples qui s’agrègent et se désagrègent comme font, pour former des mots, les lettres de l’alphabet. Et ce ne sera pas là seulement un mode de représentation symbolique, car l’intuition immédiate et la pensée discursive ne font qu’un dans la réalité concrète, et le même mécanisme par lequel nous nous expliquions d’abord notre conduite finira par la gouverner. Nos états psychiques, en se détachant alors les uns des autres, se solidifieront ; entre nos idées ainsi cristallisées et nos mouvements extérieurs des associations stables se formeront ; et peu à peu, notre conscience imitant le processus par lequel la matière nerveuse obtient des actions réflexes, l’automatisme recouvrira la liberté[1]. C’est à ce moment précis que surviennent les associationnistes

  1. M. Renouvier a déjà parlé de ces actes volontaires comparables à des mouvements réflexes, et il a restreint la liberté aux moments de crise. Mais il ne paraît pas avoir remarqué que le processus de notre activité libre se continue en quelque sorte à notre insu, à tous les moments de la durée, dans les profondeurs obscures de la conscience, que le sentiment même de la durée vient de là, et que sans cette durée hétérogène et indis­tincte, où notre moi évolue, Il n’y aurait pas de crise morale. L’étude, même approfondie, d’une action libre donnée ne tranchera donc pas le problème de la liberté. C’est la série tout entière de nos états de conscience hétérogènes qu’il faut considérer. En d’autres termes, c’est dans une analyse attentive de l’idée de durée qu’on aurait dû chercher la clef du problème.