Page:Bergson - L’Énergie spirituelle.djvu/126

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attirer votre attention sur deux ou trois points : l’instabilité du rêve, la rapidité avec laquelle il peut se dérouler, la préférence qu’il donne aux souvenirs insignifiants.

L’instabilité s’explique aisément. Comme le rêve a pour essence de ne pas ajuster exactement la sensation au souvenir, mais de laisser du jeu, contre la même sensation de rêve s’appliqueront aussi bien des souvenirs très divers. Voici par exemple, dans le champ de la vision, une tache verte parsemée de points blancs. Elle pourra matérialiser le souvenir d’une pelouse avec des fleurs, celui d’un billard avec ses billes, — beaucoup d’autres encore. Tous voudraient revivre dans la sensation, tous courent à sa poursuite. Quelquefois ils l’atteignent l’un après l’autre : la pelouse devient billard et nous assistons à des transformations extraordinaires. Parfois ils la rejoignent ensemble : alors la pelouse est billard, — absurdité que le rêveur cherchera peut-être à lever par un raisonnement qui l’aggravera encore.

La rapidité de déroulement de certains rêves me paraît être un autre effet de la même cause. En quelques secondes, le rêve peut nous présenter une série d’événements qui occuperait des journées entières pendant la veille. Vous connaissez l’observation d’Alfred Maury[1] : elle est restée

  1. « Je me trouvais couché dans ma chambre, ayant ma mère à mon chevet. Je rêve de la Terreur ; j’assiste à des scènes de massacre, je comparais devant le tribunal révolutionnaire, je vois Robespierre, Marat, Fouquier-Tinville… ; je discute avec eux ; je suis jugé, condamné à mort, conduit en charrette sur la place de la Révolution ; je monte sur l’échafaud l’exécuteur me lie sur la planche fatale, il la fait basculer, le couperet tombe je sens ma tête se séparer de mon tronc, je m’éveille en proie à la plus vive angoisse, et je me sens sur le cou la flèche de mon lit qui s’était subitement détachée, et était tombée sur mes vertèbres cervicales, à la façon du couteau d’une guillotine. Cela avait eu lieu à l’instant, ainsi que ma mère me le confirma, et cependant c’était cette sensation externe que J’avais prise… pour point de départ d’un rêve où tant de faits s’étaient succédé » (Maury, Le sommeil et les rêves, 4e éd., p. 161).