Page:Bergson - L’Énergie spirituelle.djvu/157

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

évidemment, car s’il ajoutait quelque chose au passé, il serait infidèle, et s’il en retranchait quelque chose, incomplet. Reste donc que la modification porte sur l’intensité ; et comme ce n’est évidemment pas un accroissement, c’est une diminution. Telle est la dialectique instinctive, à peine consciente, par laquelle nous sommes conduits, d’élimination en élimination, à faire du souvenir un affaiblissement de l’image.

Cette conclusion atteinte, toute notre psychologie de la mémoire s’inspire d’elle ; notre physiologie elle-même s’en ressent. De quelque manière que nous nous représentions le mécanisme cérébral de la perception, nous ne voyons dans le souvenir qu’un nouvel ébranlement du même mécanisme, une répétition atténuée du même fait. L’expérience est là cependant, qui paraît dire le contraire. Elle nous montre qu’on peut perdre ses souvenirs visuels sans cesser de voir et ses souvenirs auditifs sans cesser d’entendre, que la cécité et la surdité psychiques n’impliquent pas nécessairement la perte de la vue ou de l’ouïe : serait-ce possible, si la perception et la mémoire intéressaient ici les mêmes centres, mettaient en jeu les mêmes mécanismes ? Mais nous passons outre, plutôt que de consentir à une distinction radicale entre la perception et le souvenir.

Par deux voies convergentes, en tant qu’il reconstitue notre vie psychologique avec des états nettement découpés et en tant qu’il juge tous ces états exprimables en termes d’images, le raisonnement aboutit donc à faire du souvenir une perception affaiblie, quelque chose qui succède à la perception au lieu d’en être contemporain. Écartons cette dialectique naturelle à notre intelligence, commode pour