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L’INTELLIGENCE ET L’INSTINCT

tions compteront pour peu de chose, à supposer qu’on s’en souvienne encore ; mais de la machine à vapeur, avec les inventions de tout genre qui lui font cortège, on parlera peut-être comme nous parlons du bronze ou de la pierre taillée ; elle servira à définir un âge[1] Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber. En définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils et, d’en varier indéfiniment la fabrication.

Maintenant, un animal inintelligent possède-t-il aussi des outils ou des machines ? Oui, certes, mais ici l’instrument fait partie du corps qui l’utilise. Et, correspondant à cet instrument, il y a un instinct qui sait s’en servir. Sans doute il s’en faut que tous les instincts consistent dans une faculté naturelle d’utiliser un mécanisme inné. Une telle définition ne s’appliquerait pas aux instincts que Romanes a appelés « secondaires », et plus d’un instinct « primaire » y échapperait. Mais cette définition de l’instinct, comme celle que nous donnons provisoirement de l’intelligence, détermine tout au moins la limite idéale vers laquelle s’acheminent les formes très nombreuses de l’objet défini. On a bien souvent fait remarquer que la plupart des instincts sont le prolongement, ou mieux l’achèvement, du travail d’organisation lui-même. Où commence l’activité de l’instinct ?

  1. M. Paul Lacombe a fait ressortir l’influence capitale que les grandes inventions ont exercée sur l’évolution de l’humanité (P. Lacombe, De l’histoire considérée comme science, Paris, 1894. Voir, en particulier, les p. 168-247).