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DE LA SIGNIFICATION DE LA VIE

cesse. En cela consistent la vie et l’action libres. Laissons-nous aller, au contraire ; au lieu d’agir, rêvons. Du même coup notre moi s’éparpille ; notre passé, qui jusque-là se ramassait sur lui-même dans l’impulsion indivisible qu’il nous communiquait, se décompose en mille et mille souvenirs qui s’extériorisent les uns par rapport aux autres. Ils renoncent à s’entrepénétrer à mesure qu’ils se figent davantage. Notre personnalité redescend ainsi dans la direction de l’espace. Elle le côtoie sans cesse, d’ailleurs, dans la sensation. Nous ne nous appesantirons pas ici sur un point que nous avons approfondi ailleurs. Bornons-nous à rappeler que l’extension admet des degrés, que toute sensation est extensive dans une certaine mesure, et que l’idée de sensations inétendues, artificiellement localisées dans l’espace, est une simple vue de l’esprit, suggérée par une métaphysique inconsciente bien plutôt que par l’observation psychologique.

Sans doute nous ne faisons que les premiers pas dans la direction de l’étendue, même quand nous nous laissons aller le plus que nous pouvons. Mais supposons, un instant, que la matière consiste en ce même mouvement poussé plus loin, et que le physique soit simplement du psychique inverti. On comprendrait alors que l’esprit se sentît si bien à son aise et circulât si naturellement dans l’espace, dès que la matière lui en suggère la représentation plus distincte. Cet espace il en avait la représentation implicite dans le sentiment même qu’il prenait de sa détente éventuelle, c’est-à-dire de son extension possible. Il le retrouve dans les choses, mais il l’eût obtenu sans elles s’il eût eu l’imagination assez puissante pour pousser jusqu’au bout l’inversion de son mouvement naturel. D’autre part, nous nous expliquerions ainsi que la matière accentuât encore sa matérialité sous le regard