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DE LA SIGNIFICATION DE LA VIE

dans la forme mathématique d’une loi physique, et par conséquent dans notre connaissance scientifique des choses[1]. Nos unités de mesure sont conventionnelles et, si l’on peut parler ainsi, étrangères aux intentions de la nature : comment supposer que celle-ci ait rapporté toutes les modalités de la chaleur aux dilatations d’une même masse de mercure ou aux changements de pression d’une même masse d’air maintenue à un volume constant ? Mais ce n’est pas assez dire. D’une manière générale, mesurer est une opération tout humaine, qui implique qu’on superpose réellement ou idéalement deux objets l’un à l’autre un certain nombre de fois. La nature n’a pas songé à cette superposition. Elle ne mesure pas, elle ne compte pas davantage. Pourtant la physique compte, mesure, rapporte les unes aux autres des variations « quantitatives » pour obtenir des lois, et elle réussit. Son succès serait inexplicable, si le mouvement constitutif de la matérialité n’était le mouvement même qui, prolongé par nous jusqu’à son terme, c’est-à-dire jusqu’à l’espace homogène, aboutit à nous faire compter, mesurer, suivre dans leurs variations respectives des termes qui sont fonctions les uns des autres. Pour effectuer ce prolongement, notre intelligence n’a d’ailleurs qu’à se prolonger elle-même, car elle va naturellement a l’espace et aux mathématiques, intellectualité et matérialité étant de même nature et se produisant de la même manière.

Si l’ordre mathématique était chose positive, s’il y avait, immanentes à la matière, des lois comparables à celles de nos codes, le succès de notre science tiendrait du miracle. Quelles chances aurions-nous, en effet, de retrouver l’étalon de la nature et d’isoler précisément, pour

  1. Nous faisons allusion ici, surtout, aux profondes études de M. Ed. Le Roy, parues dans la Revue de métaphysique et de morale.