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LE DÉSORDRE ET LES DEUX ORDRES

l’ordre inverse, comme les vers sont contingents par rapport à la prose et la prose par rapport aux vers. Mais, de même que tout parler qui n’est pas prose est vers et nécessairement conçu comme vers, de même que tout parler qui n’est pas vers est prose et nécessairement conçu comme prose, ainsi toute manière d’être qui n’est pas l’un des deux ordres est l’autre, et nécessairement conçue comme l’autre. Mais nous pouvons ne pas nous rendre compte de ce que nous concevons, et n’apercevoir l’idée réellement présente à notre esprit qu’à travers une brume d’états affectifs. On s’en convaincra en considérant l’emploi que nous faisons de l’idée de désordre dans la vie courante. Quand j’entre dans une chambre et que je la juge « en désordre », qu’est-ce que j’entends par là ? La position de chaque objet s’explique par les mouvements automatiques de la personne qui couche dans la chambre, ou par les causes efficientes, quelles qu’elles soient, qui ont mis chaque meuble, chaque vêtement, etc., à la place où ils sont : l’ordre, au second sens du mot, est parfait. Mais c’est l’ordre du premier genre que j’attends, l’ordre que met consciemment dans sa vie une personne rangée, l’ordre voulu enfin et non pas l’automatique. J’appelle alors désordre l’absence de cet ordre. Au fond, tout ce qu’il y a de réel, de perçu et même de conçu dans cette absence de l’un des deux ordres, c’est la présence de l’autre. Mais le second m’est indifférent ici, je ne m’intéresse qu’au premier, et j’exprime la présence du second en fonction du premier, au lieu de l’exprimer, pour ainsi dire, en fonction d’elle-même, en disant que c’est du désordre. Inversement, quand nous déclarons nous représenter un chaos, c’est-à-dire un état de choses où le monde physique n’obéit plus à des lois, à quoi pensons-nous ? Nous imaginons des faits qui apparaîtraient et