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L’ÉVOLUTION DE LA VIE

vidualité une définition précise et générale. Une définition parfaite ne s’applique qu’à une réalité faite : or, les propriétés vitales ne sont jamais entièrement réalisées, mais toujours en voie de réalisation ; ce sont moins des états que des tendances. Et une tendance n’obtient tout ce qu’elle vise que si elle n’est contrariée par aucune autre tendance : comment ce cas se présenterait-il dans le domaine de la vie, où il y a toujours, comme nous le montrerons, implication réciproque de tendances antagonistes ? En particulier, dans le cas de l’individualité, on peut dire que, si la tendance à s’individuer est partout présente dans le monde organisé, elle est partout combattue par la tendance à se reproduire. Pour que l’individualité fût parfaite, il faudrait qu’aucune partie détachée de l’organisme ne pût vivre séparément. Mais la reproduction deviendrait alors impossible. Qu’est-elle, en effet, sinon la reconstitution d’un organisme nouveau avec un fragment détaché de l’ancien ? L’individualité loge donc son ennemi chez elle. Le besoin même qu’elle éprouve de se perpétuer dans le temps la condamne à n’être jamais complète dans l’espace. Il appartient au biologiste de faire, dans chacun des cas, la part des deux tendances. C’est donc en vain qu’on lui demande une définition de l’individualité formulable une fois pour toutes, et applicable automatiquement.

Mais trop souvent on raisonne sur les choses de la vie comme sur les modalités de la matière brute. Nulle part la confusion n’est aussi visible que dans les discussions sur l’individualité. On nous montre les tronçons d’un Lumbriculus régénérant chacun leur tête et vivant désormais comme autant d’individus indépendants, une Hydre dont les morceaux deviennent autant d’Hydres nouvelles, un œuf d’Oursin dont les fragments développent des embryons complets : où donc était, nous dit-on, l’individua-