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L’EXISTENCE ET LE NÉANT

tention qui se dirigeait sur lui d’abord. Et, sans sortir du premier, on affirmera implicitement qu’un second terme le remplace en disant que le premier « n’est pas ». On jugera ainsi un jugement au lieu de juger une chose. On avertira les autres ou l’on s’avertira soi-même d’une erreur possible, au lieu d’apporter une information positive. Supprimez toute intention de ce genre, rendez à la connaissance son caractère exclusivement scientifique ou philosophique, supposez, en d’autres termes, que la réalité vienne s’inscrire d’elle-même sur un esprit qui ne se soucie que des choses et ne s’intéresse pas aux personnes : on affirmera que telle ou telle chose est, on n’affirmera jamais qu’une chose n’est pas.

D’où vient donc qu’on s’obstine à mettre l’affirmation et la négation sur la même ligne et à les doter d’une égale objectivité ? D’où vient qu’on a tant de peine à reconnaître ce que la négation a de subjectif, d’artificiellement tronqué, de relatif à l’esprit humain et surtout à la vie sociale ? La raison en est sans doute que négation et affirmation s’expriment, l’une et l’autre, par des propositions, et que toute proposition, étant formée de mots qui symbolisent des concepts, est chose relative à la vie sociale et à l’intelligence humaine. Que je dise « le sol est humide » ou « le sol n’est pas humide », dans les deux cas les termes « sol » et « humide » sont des concepts plus ou moins artificiellement créés par l’esprit de l’homme, je veux dire extraits par sa libre initiative de la continuité de l’expérience. Dans les deux cas, ces concepts sont représentés par les mêmes mots conventionnels. Dans les deux cas on peut même dire, à la rigueur, que la proposition vise une fin sociale et pédagogique, puisque la première propagerait une vérité comme la seconde préviendrait une erreur. Si l’on se place à ce point de vue, qui est celui de