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PLATON ET ARISTOTE

et que la course le dépose, en quelque sorte, au-dessous d’elle. Écartez de sa position d’équilibre un pendule idéal, simple point mathématique : une oscillation sans fin se produit, le long de laquelle des points se juxtaposent à des points et des instants succèdent à des instants. L’espace et le temps qui naissent ainsi n’ont pas plus de « positivité » que le mouvement lui-même. Ils représentent l’écart entre la position artificiellement donnée au pendule et sa position normale, ce qui lui manque pour retrouver sa stabilité naturelle. Ramenez-le à sa position normale : espace, temps et mouvement se rétractent en un point mathématique. De même, les raisonnements humains se continuent en une chaîne sans fin, mais ils s’abîmeraient tout d’un coup dans la vérité saisie par intuition, car leur extension et leur distension ne sont qu’un écart, pour ainsi dire, entre notre pensée et la vérité[1]. Ainsi pour l’étendue et la durée vis-à-vis des Formes pures ou Idées. Les formes sensibles sont devant nous, toujours prêtes à ressaisir leur idéalité, toujours empêchées par la matière qu’elles portent en elles, c’est-à-dire par leur vide intérieur, par l’intervalle qu’elles laissent entre ce qu’elles sont et ce qu’elles devraient être. Sans cesse elles sont sur le point de se reprendre et sans cesse occupées à se perdre. Une loi inéluctable les condamne, comme le rocher de Sisyphe, à retomber quand elles vont toucher le faîte, et cette loi, qui les a lancées dans l’espace et le temps, n’est point autre chose que la constance même de leur insuffisance originelle. Les alternances de génération et de dépérissement, les évolutions sans cesse renaissantes, le mouvement circulaire indéfiniment répété des sphères célestes,

  1. Nous avons essayé de démêler ce qu’il y a de vrai et ce qu’il y a de faux dans cette idée, en ce qui concerne la spatialité (voir notre chapitre III). Elle nous paraît radicalement fausse en ce qui concerne la durée.