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LA SCIENCE MODERNE

qui est progrès ou succession, qui confère à la succession une vertu propre ou qui tient de la succession toute sa vertu, qui, en tous cas, rend la succession, ou continuité d’interpénétration dans le temps, irréductible à une simple juxtaposition instantanée dans l’espace. C’est pourquoi l’idée de lire dans un état présent de l’univers matériel l’avenir des formes vivantes, et de déplier tout d’un coup leur histoire future, doit renfermer une véritable absurdité. Mais cette absurdité est difficile à dégager, parce que notre mémoire a coutume d’aligner dans un espace idéal les termes qu’elle perçoit tour à tour, parce qu’elle se représente toujours la succession passée sous forme de juxtaposition. Elle peut d’ailleurs le faire, précisément parce que le passé est du déjà inventé, du mort, et non plus de la création et de la vie. Alors, comme la succession à venir finira par être une succession passée, nous nous persuadons que la durée à venir comporte le même traitement que la durée passée, qu’elle serait dès maintenant déroulable, que l’avenir est là, enroulé, déjà peint sur la toile. Illusion sans doute, mais illusion naturelle, indéracinable, qui durera autant que l’esprit humain !

Le temps est invention ou il n’est rien du tout. Mais du temps-invention la physique ne peut pas tenir compte, astreinte qu’elle est à la méthode cinématographique. Elle se borne à compter les simultanéités entre les événements constitutifs de ce temps et les positions du mobile T sur sa trajectoire. Elle détache ces événements du tout qui revêt à chaque instant une nouvelle forme et qui leur communique quelque chose de sa nouveauté. Elle les considère à l’état abstrait, tels qu’ils seraient en dehors du tout vivant, c’est-à-dire dans un temps déroulé en espace. Elle ne retient que les événements ou systèmes d’événements