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BIOLOGIE ET PHILOSOPHIE

instant précis elle tombe sous le regard de l’intelligence, dont les yeux sont éternellement tournés en arrière. Tel est déjà le cas de notre vie intérieure. À chacun de nos actes on trouvera sans peine des antécédents dont il serait, en quelque sorte, la résultante mécanique. Et l’on dira aussi bien que chaque action est l’accomplissement d’une intention. En ce sens le mécanisme est partout, et la finalité partout, dans l’évolution de notre conduite. Mais, pour peu que l’action intéresse l’ensemble de notre personne et soit véritablement nôtre, elle n’aurait pu être prévue, encore que ses antécédents l’expliquent une fois accomplie. Et, tout en réalisant une intention, elle diffère, elle, réalité présente et neuve, de l’intention, qui ne pouvait être qu’un projet de recommencement ou de réarrangement du passé. Mécanisme et finalisme ne sont donc ici que des vues extérieures prises sur notre conduite. Ils en extraient l’intellectualité. Mais notre conduite glisse entre les deux et s’étend beaucoup plus loin. Cela ne veut pas dire, encore une fois, que l’action libre soit l’action capricieuse, déraisonnable. Se conduire par caprice consiste à osciller mécaniquement entre deux ou plusieurs partis tout faits et à se fixer pourtant enfin sur l’un d’eux : ce n’est pas avoir mûri une situation intérieure, ce n’est pas avoir évolué ; c’est, si paradoxale que cette assertion puisse paraître, avoir plié la volonté à imiter le mécanisme de l’intelligence. Au contraire, une conduite vraiment nôtre est celle d’une volonté qui ne cherche pas à contrefaire l’intelligence et qui, restant elle-même c’est-à-dire évoluant, aboutit par voie de maturation graduelle à des actes que l’intelligence pourra résoudre indéfiniment en éléments intelligibles sans y arriver jamais complètement : l’acte libre est incommensurable avec l’idée, et sa « rationalité » doit se définir par cette in-