Page:Bergson - La Pensée et le Mouvant.djvu/116

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les absences. En d’autres termes, cette prétendue représentation du vide absolu est, en réalité, celle du plein universel dans un esprit qui saute indéfiniment de partie à partie, avec la résolution prise de ne jamais considérer que le vide de sa dissatisfaction au lieu du plein des choses. Ce qui revient à dire que l’idée de Rien, quand elle n’est pas celle d’un simple mot, implique autant de matière que celle de Tout, avec, en plus, une opération de la pensée.

J’en dirais autant de l’idée de désordre. Pourquoi l’univers est-il ordonné ? Comment la règle s’impose-t-elle à l’irrégulier, la forme à la matière ? D’où vient que notre pensée se retrouve dans les choses ? Ce problème, qui est devenu chez les modernes le problème de la connaissance après avoir été, chez les anciens, le problème de l’être, est né d’une illusion du même genre. Il s’évanouit si l’on considère que l’idée de désordre a un sens défini dans le domaine de l’industrie humaine ou, comme nous disons, de la fabrication, mais non pas dans celui de la création. Le désordre est simplement l’ordre que nous ne cherchons pas. Vous ne pouvez pas supprimer un ordre, même par la pensée, sans en faire surgir un autre. S’il n’y a pas finalité ou volonté, c’est qu’il y a mécanisme ; si le mécanisme fléchit, c’est au profit de la volonté, du caprice, de la finalité. Mais lorsque vous vous attendez à l’un de ces deux ordres et que vous trouvez l’autre, vous dites qu’il y a désordre, formulant ce qui est en termes de ce qui pourrait ou devrait être, et objectivant votre regret. Tout désordre comprend ainsi deux choses : en dehors de nous, un ordre ; en nous, la représentation d’un ordre différent qui est seul à nous intéresser. Suppression signifie donc encore substitution. Et l’idée d’une suppression de tout ordre, c’est-à-dire d’un désordre absolu, enveloppe alors une contradiction véritable, puisqu’elle