Page:Bergson - La Pensée et le Mouvant.djvu/12

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

répéter et de se calculer, par conséquent ce qui ne dure pas. Elle ne fait ainsi qu’appuyer dans la direction du sens commun, lequel est un commencement de science : couramment, quand nous parlons du temps, nous pensons à la mesure de la durée, et non pas à la durée même. Mais cette durée, que la science élimine, qu’il est difficile de concevoir et d’exprimer, on la sent et on la vit. Si nous cherchions ce qu’elle est ? Comment apparaîtrait-elle à une conscience qui ne voudrait que la voir sans la mesurer, qui la saisirait alors sans l’arrêter, qui se prendrait enfin elle-même pour objet, et qui, spectatrice et actrice, spontanée et réfléchie, rapprocherait jusqu’à les faire coïncider ensemble l’attention qui se fixe et le temps qui fuit ?

Telle était la question. Nous pénétrions avec elle dans le domaine de la vie intérieure, dont nous nous étions jusque-là désintéressé. Bien vite nous reconnûmes l’insuffisance de la conception associationiste de l’esprit. Cette conception, commune alors à la plupart des psychologues et des philosophes, était l’effet d’une recomposition artificielle de la vie consciente. Que donnerait la vision directe, immédiate, sans préjugés interposés ? Une longue série de réflexions et d’analyses nous fit écarter ces préjugés un à un, abandonner beaucoup d’idées que nous avions acceptées sans critique ; finalement, nous crûmes retrouver la durée intérieure toute pure, continuité qui n’est ni unité ni multiplicité, et qui ne rentre dans aucun de nos cadres. Que la science positive se fût désintéressée de cette durée, rien de plus naturel, pensions-nous : sa fonction est précisément peut-être de nous composer un monde où nous puissions, pour la commodité de l’action, escamoter les effets du temps. Mais comment la philosophie de Spencer, doctrine d’évolution, faite pour suivre le réel dans sa mobilité, son progrès,