Page:Bergson - La Pensée et le Mouvant.djvu/123

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qui ont su faire une place à l’indétermination et à la liberté dans le monde, est de n’avoir pas vu ce que leur affirmation impliquait. Quand elles parlaient d’indétermination, de liberté, elles entendaient par indétermination une compétition entre des possibles, par liberté un choix entre les possibles, — comme si la possibilité n’était pas créée par la liberté même ! Comme si toute autre hypothèse, en posant une préexistence idéale du possible au réel, ne réduisait pas le nouveau à n’être qu’un réarrangement d’éléments anciens ! comme si elle ne devait pas être amenée ainsi, tôt ou tard, à le tenir pour calculable et prévisible ! En acceptant le postulat de la théorie adverse, on introduisait l’ennemi dans la place. Il faut en prendre son parti : c’est le réel qui se fait possible, et non pas le possible qui devient réel.

Mais la vérité est que la philosophie n’a jamais franchement admis cette création continue d’imprévisible nouveauté. Les anciens y répugnaient déjà, parce que, plus ou moins platoniciens, ils se figuraient que l’Être était donné une fois pour toutes, complet et parfait, dans l’immuable système des Idées : le monde qui se déroule à nos yeux ne pouvait donc rien y ajouter ; il n’était au contraire que diminution ou dégradation ; ses états successifs mesureraient l’écart croissant ou décroissant entre ce qu’il est, ombre projetée dans le temps, et ce qu’il devrait être, Idée assise dans l’éternité ; ils dessineraient les variations d’un déficit, la forme changeante d’un vide. C’est le Temps qui aurait tout gâté. Les modernes se placent, il est vrai, à un tout autre point de vue. Ils ne traitent plus le Temps comme un intrus, perturbateur de l’éternité ; mais volontiers ils le réduiraient à une simple apparence. Le temporel n’est alors que la forme confuse du rationnel. Ce qui est perçu par nous comme une succession d’états est conçu par notre intelli-