Page:Bergson - La Pensée et le Mouvant.djvu/131

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ce nom n’a jamais dit qu’une seule chose : encore a-t-il plutôt cherché à la dire qu’il ne l’a dite véritablement. Et il n’a dit qu’une seule chose parce qu’il n’a su qu’un seul point : encore fut-ce moins une vision qu’un contact ; ce contact a fourni une impulsion, cette impulsion un mouvement, et si ce mouvement, qui est comme un certain tourbillonnement d’une certaine forme particulière, ne se rend visible à nos yeux que par ce qu’il a ramassé sur sa route, il n’en est pas moins vrai que d’autres poussières auraient aussi bien pu être soulevées et que c’eût été encore le même tourbillon. Ainsi, une pensée qui apporte quelque chose de nouveau dans le monde est bien obligée de se manifester à travers les idées toutes faites qu’elle rencontre devant elle et qu’elle entraîne dans son mouvement ; elle apparaît ainsi comme relative à l’époque où le philosophe a vécu ; mais ce n’est souvent qu’une apparence. Le philosophe eût pu venir plusieurs siècles plus tôt ; il aurait eu affaire à une autre philosophie et à une autre science ; il se fût posé d’autres problèmes ; il se serait exprimé par d’autres formules ; pas un chapitre, peut-être, des livres qu’il a écrits n’eût été ce qu’il est ; et pourtant il eût dit la même chose.

Permettez-moi de choisir un exemple. Je fais appel à vos souvenirs professionnels : je vais, si vous le voulez bien, évoquer quelques-uns des miens. Professeur au Collège de France, je consacre un de mes deux cours, tous les ans, à l’histoire de la philosophie. C’est ainsi que j’ai pu, pendant plusieurs années consécutives, pratiquer longuement sur Berkeley, puis sur Spinoza, l’expérience que je viens de décrire. Je laisserai de côté Spinoza ; il nous entraînerait trop loin. Et pourtant je ne connais rien de plus instructif que le contraste entre la forme et le fond d’un livre comme l’Éthique : d’un côté ces choses énormes qui s’appellent la