Page:Bergson - La Pensée et le Mouvant.djvu/161

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côté d’eux-mêmes, soit par la conscience soit par un de leurs sens, ils naissent détachés ; et, selon que ce détachement est celui de tel ou tel sens, ou de la conscience, ils sont peintres ou sculpteurs, musiciens ou poètes. C’est donc bien une vision plus directe que nous trouvons dans les différents arts ; et c’est parce que l’artiste songe moins à utiliser sa perception qu’il perçoit un plus grand nombre de choses.

Eh bien, ce que la nature fait de loin en loin, par distraction, pour quelques privilégiés, la philosophie, en pareille matière, ne pourrait-elle pas le tenter, dans un autre sens et d’une autre manière, pour tout le monde ? Le rôle de la philosophie ne serait-il pas ici de nous amener à une perception plus complète de la réalité par un certain déplacement de notre attention ? Il s’agirait de détourner notre attention du côté pratiquement intéressant de l’univers et de la retourner vers ce qui, pratiquement, ne sert à rien. Cette conversion de l’attention serait la philosophie même.

Au premier abord, il semble que ce soit fait depuis longtemps. Plus d’un philosophe a dit, en effet, qu’il fallait se détacher pour philosopher, et que spéculer était l’inverse d’agir. Nous parlions tout à l’heure des philosophes grecs : nul n’a exprimé l’idée avec plus de force que Plotin. « Toute action, disait-il (et il ajoutait même « toute fabrication »), est un affaiblissement de la contemplation » (πανταχοῦ δὴ ἀνευρήσομεν τὴν ποίησιν καὶ τὴν πρᾶξιν ἢ ἀσθένειαν θεωρίας ἢ παρακολούθημα). Et, fidèle à l’esprit de Platon, il pensait que la découverte du vrai exige une conversion (ἐπιστροϕή) de l’esprit, qui se détache des apparences d’ici-bas et s’attache aux réalités de là-haut : « Fuyons vers notre chère patrie ! » — Mais, comme vous le voyez, il s’agissait de « fuir ». Plus précisément, pour Platon et pour