Page:Bergson - La Pensée et le Mouvant.djvu/206

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Présentez-moi un cône solide, je vois sans peine comment il se rétrécit vers le sommet et tend à se confondre avec un point mathématique, comment aussi il s’élargit par sa base en un cercle indéfiniment grandissant. Mais ni le point, ni le cercle, ni la juxtaposition des deux sur un plan ne me donneront la moindre idée d’un cône. Ainsi pour la multiplicité et l’unité de la vie psychologique. Ainsi pour le Zéro et l’Infini vers lesquels empirisme et rationalisme acheminent la personnalité.

Les concepts, comme nous le montrerons ailleurs, vont d’ordinaire par couples et représentent les deux contraires. Il n’est guère de réalité concrète sur laquelle on ne puisse prendre à la fois les deux vues opposées et qui ne se subsume, par conséquent, aux deux concepts antagonistes. De là une thèse et une antithèse qu’on chercherait en vain à réconcilier logiquement, pour la raison très simple que jamais, avec des concepts, ou points de vue, on ne fera une chose. Mais de l’objet, saisi par intuition, on passe sans peine, dans bien des cas, aux deux concepts contraires ; et comme, par là, on voit sortir de la réalité la thèse et l’antithèse, on saisit du même coup comment cette thèse et cette antithèse s’opposent et comment elles se réconcilient.

Il est vrai qu’il faut procéder pour cela à un renversement du travail habituel de l’intelligence. Penser consiste ordinairement à aller des concepts aux choses, et non pas des choses aux concepts. Connaître une réalité, c’est, au sens usuel du mot « connaître », prendre des concepts déjà faits, les doser, et les combiner ensemble jusqu’à ce qu’on obtienne un équivalent pratique du réel. Mais il ne faut pas oublier que le travail normal de l’intelligence est loin d’être un travail désintéressé. Nous ne visons pas, en général, à connaître pour connaître, mais à connaître pour un parti à