Page:Bergson - La Pensée et le Mouvant.djvu/216

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arithmétique, une addition de nombres donnés. Mais si, au lieu de prétendre analyser la durée (c’est-à-dire, au fond, en faire la synthèse avec des concepts), on s’installe d’abord en elle par un effort d’intuition, on a le sentiment d’une certaine tension bien déterminée, dont la détermination même apparaît comme un choix entre une infinité de durées possibles. Dès lors on aperçoit des durées aussi nombreuses qu’on voudra, toutes très différentes les unes des autres, bien que chacune d’elles, réduite en concepts, c’est-à-dire envisagée extérieurement des deux points de vue opposés, se ramène toujours à la même indéfinissable combinaison du multiple et de l’un.

Exprimons la même idée avec plus de précision. Si je considère la durée comme une multiplicité de moments reliés les uns aux autres par une unité qui les traverserait comme un fil, ces moments, si courte que soit la durée choisie, sont en nombre illimité. Je puis les supposer aussi voisins qu’il me plaira ; il y aura toujours, entre ces points mathématiques, d’autres points mathématiques, et ainsi de suite à l’infini. Envisagée du côté multiplicité, la durée va donc s’évanouir en une poussière de moments dont aucun ne dure, chacun étant un instantané. Que si, d’autre part, je considère l’unité qui relie les moments ensemble, elle ne peut pas durer davantage, puisque, par hypothèse, tout ce qu’il y a de changeant et de proprement durable dans la durée a été mis au compte de la multiplicité des moments. Cette unité, à mesure que j’en approfondirai l’essence, m’apparaîtra donc comme un substrat immobile du mouvant, comme je ne sais quelle essence intemporelle du temps — c’est ce que j’appellerai l’éternité, — éternité de mort, puisqu’elle n’est pas autre chose que le mouvement vidé de la mobilité qui en faisait la vie. En examinant de près les