Page:Bergson - La Pensée et le Mouvant.djvu/222

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gressive, affranchie des disputes qui se livrent entre les écoles, capable de résoudre naturellement les problèmes parce qu’elle se sera délivrée des termes artificiels qu’on a choisis pour les poser. Philosopher consiste à invertir la direction habituelle du travail de la pensée.

VII. Cette inversion n’a jamais été pratiquée d’une manière méthodique ; mais une histoire approfondie de la pensée humaine montrerait que nous lui devons ce qui s’est fait de plus grand dans les sciences, tout aussi bien que ce qu’il y a de viable en métaphysique. La plus puissante des méthodes d’investigation dont l’esprit humain dispose, l’analyse infinitésimale, est née de cette inversion même[1]. La mathématique moderne est précisément un effort pour substituer au tout fait ce qui se fait, pour suivre la génération des grandeurs, pour saisir le mouvement, non plus du dehors et dans son résultat étalé, mais du dedans et dans sa tendance à changer, enfin pour adopter la continuité mobile du dessin des choses. Il est vrai qu’elle s’en tient au dessin, n’étant que la science des grandeurs. Il est vrai aussi qu’elle n’a pu aboutir à ses applications merveilleuses que par l’invention de certains symboles, et que, si l’intuition dont nous venons de parler est à l’origine de l’invention, c’est le symbole seul qui intervient dans l’application. Mais la métaphysique, qui ne vise à aucune application, pourra et le plus souvent devra s’abstenir de convertir l’intuition en symbole. Dispensée de l’obligation d’aboutir à des résultats pratiquement utilisables, elle agrandira indéfiniment le domaine de ses investigations. Ce qu’elle aura perdu, par rapport à la science, en utilité et en rigueur, elle le regagnera en portée et en étendue. Si la mathématique n’est que la science

  1. Surtout chez Newton, dans sa considération des fluxions.