Page:Bergson - La Pensée et le Mouvant.djvu/259

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sentie avant d’être conçue, — est plus capable que la vérité simplement pensée de saisir et d’emmagasiner la réalité même.

C’est donc enfin à cette théorie de la réalité que devrait s’attaquer d’abord une critique du pragmatisme. On pourra élever des objections contre elle, — et nous ferions nous-même, en ce qui la concerne, certaines réserves : personne n’en contestera la profondeur et l’originalité. Personne non plus, après avoir examiné de près la conception de la vérité qui s’y rattache, n’en méconnaîtra l’élévation morale. On a dit que le pragmatisme de James n’était qu’une forme du scepticisme, qu’il rabaissait la vérité, qu’il la subordonnait à l’utilité matérielle, qu’il déconseillait, qu’il décourageait la recherche scientifique désintéressée. Une telle interprétation ne viendra jamais à l’esprit de ceux qui liront attentivement l’œuvre. Et elle surprendra profondément ceux qui ont eu le bonheur de connaître l’homme. Nul n’aima la vérité d’un plus ardent amour. Nul ne la chercha avec plus de passion. Une immense inquiétude le soulevait ; et, de science en science, de l’anatomie et de la physiologie à la psychologie, de la psychologie à la philosophie, il allait, tendu sur les grands problèmes, insoucieux du reste, oublieux de lui-même. Toute sa vie il observa, il expérimenta, il médita. Et comme s’il n’eût pas assez fait, il rêvait encore, en s’endormant de son dernier sommeil, il rêvait d’expériences extraordinaires et d’efforts plus qu’humains par lesquels il pût continuer, jusque par delà la mort, à travailler avec nous pour le plus grand bien de la science, pour la plus grande gloire de la vérité.