Page:Bergson - La Pensée et le Mouvant.djvu/293

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lance en même temps, dont l’attribut ordinaire était une colombe, signifiant que c’était par l’amour et la douceur qu’elle régnait… Ces vieilles conceptions s’altérèrent. Un législateur athénien, complaisant envers la foule, établit pour elle, à côté du culte de la Vénus céleste, celui d’une Vénus d’ordre inférieur, nommée la populaire. L’antique et sublime poème se changea par degrés en un roman tissé de frivoles aventures[1]. »

À ce poème antique la Vénus de Milo nous ramène. Œuvre de Lysippe ou d’un de ses élèves, cette Vénus n’est, d’après M. Ravaisson, que la variante d’une Vénus de Phidias. Primitivement, elle n’était pas isolée ; elle faisait partie d’un groupe. C’est ce groupe que M. Ravaisson travailla si patiemment à reconstituer. À le voir modeler et remodeler les bras de la déesse, quelques-uns souriaient. Savaient-ils que ce que M. Ravaisson voulait reconquérir sur la matière rebelle, c’était l’âme même de la Grèce, et que le philosophe restait fidèle à l’esprit de sa doctrine en cherchant les aspirations fondamentales de l’antiquité païenne non pas simplement dans les formules abstraites et générales de la philosophie, mais dans une figure concrète, celle même que sculpta, au plus beau temps d’Athènes, le plus grand des artistes visant à la plus haute expression possible de la beauté ?

Il ne nous appartient pas d’apprécier, du point de vue archéologique, les conclusions où M. Ravaisson aboutissait. Qu’il nous suffise de dire qu’il plaçait à côté de la Vénus primitive un dieu qui devait être Mars, ou un héros qui pouvait être Thésée. D’induction en induction, il arrivait à voir dans ce groupe le symbole d’un triomphe de la persua-

  1. Mémoire lu à la séance publique des cinq Académies, le 25 octobre 1890.