Page:Bergson - La Pensée et le Mouvant.djvu/295

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Platon et à Aristote, d’Aristote à Descartes et à Leibniz, se continuent en une seule grande lignée. Tous, pressentant le christianisme ou le développant, ont pensé et pratiqué une philosophie qui tient tout entière dans un état d’âme ; et cet état d’âme est celui que notre Descartes a appelé du beau nom de « générosité ».

De ce nouveau point de vue, M. Ravaisson reprenait, dans son Testament philosophique, les principales thèses de son Rapport. Il les retrouvait chez les grands philosophes de tous les temps. Il les vérifiait sur des exemples. Il les animait d’un nouvel esprit en faisant une part plus large encore au sentiment dans la recherche du vrai et à l’enthousiasme dans la création du beau. Il insistait sur l’art qui est le plus élevé de tous, l’art même de la vie, celui qui façonne l’âme. Il le résumait dans le précepte de saint Augustin : « Aimez, et faites ce que vous voudrez. » Et il ajoutait que l’amour ainsi entendu est au fond de chacun de nous, qu’il est naturel, que nous n’avons pas à le créer, qu’il s’épanouit tout seul quand nous écartons l’obstacle que notre volonté lui oppose : l’adoration de nous-mêmes.

Il aurait voulu que tout notre système d’éducation tendît à laisser son libre essor au sentiment de la générosité. « Le mal dont nous souffrons, écrivait-il déjà en 1887, ne réside pas tant dans l’inégalité des conditions, quelquefois pourtant excessive, que dans les sentiments fâcheux qui s’y joignent… » « Le remède à ce mal doit être cherché principalement dans une réforme morale, qui établisse entre les classes l’harmonie et la sympathie réciproques, réforme qui est surtout une affaire d’éducation… » De la science livresque il faisait peu de cas. En quelques mots il traçait le programme d’une éducation vraiment libérale, c’est-à-dire destinée à développer la libéralité, à affranchir l’âme de toutes les servi-