Aller au contenu

Page:Bergson - La Pensée et le Mouvant.djvu/35

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

donnerait une explication qui s’y adapterait exactement, exclusivement. Elle ne commencerait pas par définir ou décrire l’unité systématique du monde : qui sait si le monde est effectivement un ? L’expérience seule pourra le dire, et l’unité, si elle existe, apparaîtra au terme de la recherche comme un résultat ; impossible de la poser au départ comme un principe. Ce sera d’ailleurs une unité riche et pleine, l’unité d’une continuité, l’unité de notre réalité, et non pas cette unité abstraite et vide, issue d’une généralisation suprême, qui serait aussi bien celle de n’importe quel monde possible. Il est vrai qu’alors la philosophie exigera un effort nouveau pour chaque nouveau problème. Aucune solution ne se déduira géométriquement d’une autre. Aucune vérité importante ne s’obtiendra par le prolongement d’une vérité déjà acquise. Il faudra renoncer à tenir virtuellement dans un principe la science universelle.

L’intuition dont nous parlons porte donc avant tout sur la durée intérieure. Elle saisit une succession qui n’est pas juxtaposition, une croissance par le dedans, le prolongement ininterrompu du passé dans un présent qui empiète sur l’avenir. C’est la vision directe de l’esprit par l’esprit. Plus rien d’interposé ; point de réfraction à travers le prisme dont une face est espace et dont l’autre est langage. Au lieu d’états contigus à des états, qui deviendront des mots juxtaposés à des mots, voici la continuité indivisible, et par là substantielle, du flux de la vie intérieure. Intuition signifie donc d’abord conscience, mais conscience immédiate, vision qui se distingue à peine de l’objet vu, connaissance qui est contact et même coïncidence. — C’est ensuite de la conscience élargie, pressant sur le bord d’un inconscient qui cède et qui résiste, qui se rend et qui se reprend : à travers des alternances rapides d’obscurité et de lumière,