Page:Bergson - La Pensée et le Mouvant.djvu/38

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sur elle des vues multiples, complémentaires et non pas équivalentes. Dieu nous garde de comparer le petit au grand, notre effort à celui des maîtres ! Mais la variété des fonctions et aspects de l’intuition, telle que nous la décrivons, n’est rien à côté de la multiplicité des significations que les mots « essence » et « existence » prennent chez Spinoza, ou les termes de « forme », de « puissance », d’« acte »,… etc., chez Aristote. Parcourez la liste des sens du mot εἶδος dans l’Index Aristotelicus : vous verrez combien ils diffèrent. Si l’on en considère deux qui soient suffisamment éloignés l’un de l’autre, ils paraîtront presque s’exclure. Ils ne s’excluent pas, parce que la chaîne des sens intermédiaires les relie entre eux. En faisant l’effort qu’il faut pour embrasser l’ensemble, on s’aperçoit qu’on est dans le réel, et non pas devant une essence mathématique qui pourrait tenir, elle, dans une formule simple.

Il y a pourtant un sens fondamental : penser intuitivement est penser en durée. L’intelligence part ordinairement de l’immobile, et reconstruit tant bien que mal le mouvement avec des immobilités juxtaposées. L’intuition part du mouvement, le pose ou plutôt l’aperçoit comme la réalité même, et ne voit dans l’immobilité qu’un moment abstrait, instantané pris par notre esprit sur une mobilité. L’intelligence se donne ordinairement des choses, entendant par là du stable, et fait du changement un accident qui s’y surajouterait. Pour l’intuition l’essentiel est le changement : quant à la chose, telle que l’intelligence l’entend, c’est une coupe pratiquée au milieu du devenir et érigée par notre esprit en substitut de l’ensemble. La pensée se représente ordinairement le nouveau comme un nouvel arrangement d’éléments préexistants ; pour elle rien ne se perd, rien ne se crée. L’intuition, attachée à une durée qui est croissance,