Page:Bergson - La Pensée et le Mouvant.djvu/77

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vèrent tour à tour, par exemple, le scepticisme antique et le criticisme moderne. Elle peut aussi bien passer à côté de la philosophie kantienne et des « théories de la connaissance » issues du kantisme : elle ne s’y arrêtera pas. Tout l’objet de la Critique de la Raison pure est en effet d’expliquer comment un ordre défini vient se surajouter à des matériaux supposés incohérents. Et l’on sait de quel prix elle nous fait payer cette explication : l’esprit humain imposerait sa forme à une « diversité sensible » venue on ne sait d’où ; l’ordre que nous trouvons dans les choses serait celui que nous y mettons nous-mêmes. De sorte que la science serait légitime, mais relative à notre faculté de connaître, et la métaphysique impossible, puisqu’il n’y aurait pas de connaissance en dehors de la science. L’esprit humain est ainsi relégué dans un coin, comme un écolier en pénitence : défense de retourner la tête pour voir la réalité telle qu’elle est. — Rien de plus naturel, si l’on n’a pas remarqué que l’idée de désordre absolu est contradictoire ou plutôt inexistante, simple mot par lequel on désigne une oscillation de l’esprit entre deux ordres différents : dès lors il est absurde de supposer que le désordre précède logiquement ou chronologiquement l’ordre. Le mérite du kantisme a été de développer dans toutes ses conséquences, et de présenter sous sa forme la plus systématique, une illusion naturelle. Mais il l’a conservée : c’est même sur elle qu’il repose. Dissipons l’illusion : nous restituons aussitôt à l’esprit humain, par la science et par la métaphysique, la connaissance de l’absolu.

    ce qu’il a de proprement intellectuel, par la contre-partie intellectuelle que lui suscite l’intuition. L’illusion n’est pas analysée, n’est pas dissipée, puisqu’elle ne se déclare pas : mais elle le serait si elle se déclarait ; et ces deux possibilités antagonistes, qui sont d’ordre intellectuel, s’annulent intellectuellement pour ne plus laisser de place qu’à l’intuition du réel. Dans les deux cas que nous avons cités, c’est l’analyse des idées de désordre et de néant qui fournit la contre-partie intellectuelle de l’illusion intellectualiste.