Page:Bergson - La Pensée et le Mouvant.djvu/81

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philosophe. Telle est la méthode que nous lui proposons. Elle exige qu’il soit toujours prêt, quel que soit son âge, à se refaire étudiant.

À vrai dire, la philosophie est tout près d’en venir là. Le changement s’est déjà fait sur certains points. Si nos vues furent généralement jugées paradoxales quand elles parurent, quelques-unes sont aujourd’hui banales ; d’autres sont en passe de le devenir. Reconnaissons qu’elles ne pouvaient être acceptées d’abord. Il eût fallu s’arracher à des habitudes profondément enracinées, véritables prolongements de la nature. Toutes les manières de parler, de penser, de percevoir impliquent en effet que l’immobilité et l’immutabilité sont de droit, que le mouvement et le changement viennent se surajouter, comme des accidents, à des choses qui par elles-mêmes ne se meuvent pas, et en elles-mêmes ne changent pas. La représentation du changement est celle de qualités ou d’états qui se succéderaient dans une substance. Chacune des qualités, chacun des états serait du stable, le changement étant fait de leur succession : quant à la substance, dont le rôle est de supporter les états et les qualités qui se succèdent, elle serait la stabilité même. Telle est la logique immanente à nos langues, et formulée une fois pour toutes par Aristote : l’intelligence a pour essence de juger, et le jugement s’opère par l’attribution d’un prédicat à un sujet. Le sujet, par cela seul qu’on le nomme, est défini comme invariable ; la variation résidera dans la diversité des états qu’on affirmera de lui tour à tour. En procédant ainsi par apposition d’un prédicat à un sujet, du stable au stable, nous suivons la pente de notre intelligence, nous nous conformons aux exigences de notre langage, et, pour tout dire, nous obéissons à la nature. Car la nature a prédestiné l’homme à la vie sociale ; elle a