Page:Bergson - La Pensée et le Mouvant.djvu/88

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de l’attention à la vie. Telle était la conclusion à laquelle nous étions conduit par la minutieuse étude des faits normaux et pathologiques, plus généralement par l’observation extérieure. Mais alors seulement nous nous aperçûmes que l’expérience interne à l’état pur, en nous donnant une « substance » dont l’essence même est de durer et par conséquent de prolonger sans cesse dans le présent un passé indestructible, nous eût dispensé et même nous eût interdit de chercher où le souvenir est conservé. Il se conserve lui-même, comme nous l’admettons tous quand nous prononçons un mot par exemple. Pour le prononcer, il faut bien que nous nous souvenions de la première moitié au moment où nous articulons la seconde. Personne ne jugera cependant que la première ait été tout de suite déposée dans un tiroir, cérébral ou autre, pour que la conscience vint l’y chercher l’instant d’après. Mais s’il en est ainsi de la première moitié du mot, il en sera de même du mot précédent, qui fait corps avec elle pour le son et pour le sens ; il en sera de même du commencement de la phrase, et de la phrase antérieure, et de tout le discours que nous aurions pu faire très long, indéfiniment long si nous l’avions voulu. Or, notre vie entière, depuis le premier éveil de notre conscience, est quelque chose comme ce discours indéfiniment prolongé. Sa durée est substantielle, indivisible en tant que durée pure. Ainsi nous aurions pu, à la rigueur, faire l’économie de plusieurs années de recherche. Mais comme notre intelligence n’était pas différente de celle des autres hommes, la force de conviction qui accompagnait notre intuition de la durée quand nous nous en tenions à la vie intérieure ne s’étendait pas beaucoup plus loin. Surtout, nous n’aurions pas pu, avec ce que nous avions noté de cette vie intérieure dans notre premier livre, approfondir comme nous fûmes amené