Page:Bergson - La Pensée et le Mouvant.djvu/91

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nous étonnerions autant cet interlocuteur en lui disant que l’objet est tout différent de ce qu’on y aperçoit… Donc, pour le sens commun, l’objet existe en lui-même et, d’autre part, l’objet est, en lui-même, pittoresque comme nous l’apercevons : c’est une image, mais une image qui existe en soi[1]. Comment une doctrine qui se plaçait ici au point de vue du sens commun a-t-elle pu paraître aussi étrange ? On se l’explique sans peine quand on suit le développement de la philosophie moderne et quand on voit comment elle s’orienta dès le début vers l’idéalisme, cédant à une poussée qui était celle même de la science naissante. Le réalisme se posa de la même manière ; il se formula par opposition à l’idéalisme, en utilisant les mêmes termes ; de sorte qu’il se créa chez les philosophes certaines habitudes d’esprit en vertu desquelles l’« objectif » et le « subjectif » étaient départagés à peu près de même par tous, quel que fût le rapport établi entre les deux termes et à quelque école philosophique qu’on se rattachât. Renoncer à ces habitudes était d’une difficulté extrême ; nous nous en aperçûmes à l’effort presque douloureux, toujours à recommencer, que nous dûmes faire nous-même pour revenir à un point de vue qui ressemblait si fort à celui du sens commun. Le premier chapitre de Matière et mémoire, où nous consignâmes le résultat de nos réflexions sur les « images », fut jugé obscur par tous ceux qui avaient quelque habitude de la spéculation philosophique, et en raison de cette habitude même. Je ne sais si l’obscurité s’est dissipée : ce qui est certain, c’est que les théories de la connaissance qui ont vu le jour dans ces derniers temps, à l’étranger surtout, semble laisser de côté les termes où Kantiens et anti-

  1. Matière et mémoire, avant-propos de la septième édition, p. ii.