Page:Bergson - La Pensée et le Mouvant.djvu/97

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des choses, et les mots ont un sens défini, une valeur conventionnelle relativement fixe ; ils ne peuvent exprimer le nouveau que comme un réarrangement de l’ancien. On appelle couramment et peut-être imprudemment « raison » cette logique conservatrice qui régit la pensée en commun : conversation ressemble beaucoup à conservation. Elle est là chez elle. Et elle y exerce une autorité légitime. Théoriquement, en effet, la conversation ne devrait porter que sur les choses de la vie sociale. Et l’objet essentiel de la société est d’insérer une certaine fixité dans la mobilité universelle. Autant de sociétés, autant d’îlots consolidés, çà et là, dans l’océan du devenir. Cette consolidation est d’autant plus parfaite que l’activité sociale est plus intelligente. L’intelligence générale, faculté d’arranger « raisonnablement » les concepts et de manier convenablement les mots, doit donc concourir à la vie sociale, comme l’intelligence, au sens plus étroit, fonction mathématique de l’esprit, préside à la connaissance de la matière. C’est à la première surtout que l’on pense quand on dit d’un homme qu’il est intelligent. On entend par là qu’il a de l’habileté et de la facilité à marier ensemble les concepts usuels pour en tirer des conclusions probables. On ne peut d’ailleurs que lui en savoir gré, tant qu’il s’en tient aux choses de la vie courante, pour laquelle les concepts ont été faits. Mais on n’admettrait pas qu’un homme simplement intelligent se mêlât de trancher les questions scientifiques, alors que l’intelligence précisée en science devient esprit mathématique, physique, biologique, et substitue aux mots des signes mieux appropriés. À plus forte raison devrait-on l’interdire en philosophie, alors que les questions posées ne relèvent plus de la seule intelligence. Mais non, il est entendu que l’homme intelligent est ici un homme compétent. C’est