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DEUXIÈME CONFÉRENCE

de tant de manières différentes qu’on peut se demander si aucune de leurs réfutations est définitive. Il y aurait eu pourtant un moyen très simple de trancher la difficulté : c’eût été d’interroger Achille. Car, puisque Achille finit par rejoindre la tortue et même par la dépasser, il doit savoir, mieux que personne, comment il s’y prend. Le philosophe ancien qui démontrait la possibilité du mouvement en marchant était dans le vrai ; son seul tort fut de faire le geste sans y joindre un commentaire. Demandons alors à Achille de commenter sa course ; voici, sans aucun doute, ce qu’il nous répondra. Zénon veut que je me rende du point où je suis au point que la tortue a quitté, de celui-ci au point qu’elle a quitté encore, etc. : c’est ainsi qu’il procède pour me faire courir. Mais moi, pour courir, je m’y prends autrement. Je fais un premier pas, puis un second, et ainsi de suite : finalement, après un certain nombre de pas, j’en fais un dernier par lequel j’enjambe la tortue. J’accomplis ainsi une série d’actes indivisibles. Ma course est la série de ces actes. Autant elle comprend de pas, autant vous pouvez y distinguer de parties. Mais vous n’avez pas le droit de la désarticuler selon une autre loi, ni de la supposer articulée d’une autre manière. Procéder comme le fait Zénon, c’est admettre que la course peut être décomposée arbitrairement, comme l’espace parcouru ; c’est croire que le trajet s’applique réellement contre la trajectoire ; c’est faire coïncider et par conséquent confondre ensemble le mouvement et l’immobilité.

Mais en cela consiste précisément notre méthode habituelle. Nous raisonnons sur le mouvement comme s’il était fait d’immobilités, et, quand nous le regardons, c’est avec des immobilités que nous le reconstituons. Le mouvement est pour nous une position, puis une