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Page:Bergson - La Perception du changement.djvu/34

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LA PERCEPTION DU CHANGEMENT

regarder directement, sans voile interposé, leur apparaîtra comme ce qu’il peut y avoir au monde de plus substantiel et de plus durable. J’arrive ici, en effet, au troisième point sur lequel je voulais attirer votre attention.

C’est que, si le changement est réel et même constitutif de toute réalité, nous devons envisager le passé autrement que nous n’avons été habitués à le faire par la philosophie et même par le langage. Nous inclinons à nous représenter le passé comme de l’inexistant, et les philosophes encouragent chez nous cette tendance naturelle. Pour eux et pour nous, le présent seul existe par lui-même : si quelque chose survit du passé, ce ne peut être que par un secours que le présent lui prête, par une charité que le présent lui fait, enfin, pour sortir des métaphores, par l’intervention d’une certaine fonction particulière qui s’appelle la mémoire et dont le rôle serait de conserver exceptionnellement telles ou telles parties du passé en les emmagasinant dans une espèce de boîte. — Il y a là une illusion, soyez-en sûrs, une illusion utile, nécessaire à la vie, issue de certaines exigences fondamentales de l’action, mais dangereuse au plus haut point pour la spéculation. On y trouverait, enfermées “in a nutshell”, comme vous dites, la plupart des illusions qui peuvent vicier la pensée philosophique.

Réfléchissons en effet à ce « présent » qui serait seul existant. Qu’est-ce au juste que le présent ? S’il s’agit de l’instant actuel — je veux dire d’un instant mathématique qui serait au temps ce que le point mathématique est à la ligne, — il est clair qu’un pareil instant est une pure abstraction, une vue de l’esprit ; il ne saurait avoir d’existence réelle. Jamais avec de pareils instants vous ne feriez du temps, pas plus qu’avec des points mathématiques vous ne composeriez une ligne. Sup-