Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/107

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tissant de loin en loin, dans un homme déterminé, à un résultat qui n’eût pu être obtenu tout d’un coup pour l’ensemble de l’humanité. Chacune d’elles marquait ainsi un certain point atteint par l’évolution de la vie ; et chacune d’elles manifestait sous une forme originale un amour qui paraît être l’essence même de l’effort créateur. L’émotion créatrice qui soulevait ces âmes privilégiées, et qui était un débordement de vitalité, s’est répandue autour d’elles : enthousiastes, elles rayonnaient un enthousiasme qui ne s’est jamais complètement éteint et qui peut toujours retrouver sa flamme. Aujourd’hui, quand nous ressuscitons par la pensée ces grands hommes de bien, quand nous les écoutons parler et quand nous les regardons faire, nous sentons qu’ils nous communiquent de leur ardeur et qu’ils nous entraînent dans leur mouvement : ce n’est plus une coercition plus ou moins atténuée, c’est un plus ou moins irrésistible attrait. Mais cette seconde force, pas plus que la première, n’a besoin d’explication. Vous ne pouvez pas ne pas vous donner la demi-contrainte exercée par des habitudes qui correspondent symétriquement à l’instinct, vous ne pouvez pas ne pas poser ce soulèvement de l’âme qu’est l’émotion : dans un cas vous avez l’obligation originelle, et, dans l’autre, quelque chose qui en devient le prolongement ; mais, dans les deux cas, vous êtes devant des forces qui ne sont pas proprement et exclusivement morales, et dont le moraliste n’a pas à faire la genèse. Pour avoir voulu la faire, les philosophes ont méconnu le caractère mixte de l’obligation sous sa forme actuelle ; ils ont ensuite dû attribuer à telle ou telle représentation de l’intelligence la puissance d’entraîner la volonté : comme si une idée pouvait jamais demander catégoriquement sa propre réalisation ! comme si l’idée était autre chose ici que l’extrait intellectuel commun, ou