Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/116

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que la nôtre ; mais comme les états religieux se traduisent d’ordinaire par des attitudes et par des actes, nous serions bien avertis par quelque signe si l’animal était capable de religiosité. Force nous est donc d’en prendre notre parti. L’homo sapiens, seul être doué de raison, est le seul aussi qui puisse suspendre son existence à des choses déraisonnables.

On parle bien d’une « mentalité primitive » qui serait aujourd’hui celle des races inférieures, qui aurait jadis été celle de l’humanité en général, et sur le compte de laquelle il faudrait mettre la superstition. Si l’on se borne ainsi à grouper certaines manières de penser sous une dénomination commune et à relever certains rapports entre elles, on fait œuvre utile et inattaquable : utile, en ce que l’on circonscrit un champ d’études ethnologiques et psychologiques qui est du plus haut intérêt ; inattaquable, puisque l’on ne fait que constater l’existence de certaines croyances et de certaines pratiques dans une humanité moins civilisée que la nôtre. Là semble d’ailleurs s’en être tenu M. Lévy-Bruhl dans ses remarquables ouvrages, surtout dans les derniers. Mais on laisse alors intacte la question de savoir comment des croyances ou des pratiques aussi peu raisonnables ont pu et peuvent encore être acceptées par des êtres intelligents. À cette question nous ne pouvons pas nous empêcher de chercher une réponse. Bon gré mal gré, le lecteur des beaux livres de M. Lévy-Bruhl tirera d’eux la conclusion que l’intelligence humaine a évolué ; la logique naturelle n’aurait pas toujours été la même ; la « mentalité primitive » correspondrait à une structure fondamentale différente, que la nôtre aurait supplantée et qui ne se rencontre aujourd’hui que chez des retardataires. Mais on admet alors que les habitudes d’esprit acquises par les