Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/120

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tant comprendre de travers les actions d’autrui, mal calculer les siennes, ne jamais s’adapter au milieu, enfin manquer de bon sens ? La folie des persécutions, plus précisément le délire d’interprétation, est là pour montrer que le bon sens peut être endommagé alors que la faculté de raisonner demeure intacte. La gravité de cette affection, sa résistance obstinée à tout traitement, le fait qu’on en trouve généralement des prodromes dans le plus lointain passé du malade, tout cela semble bien indiquer qu’il s’agit d’une insuffisance psychique profonde, congénitale, et nettement délimitée. Le bon sens, qu’on pourrait appeler le sens social, est donc inné à l’homme normal, comme la faculté de parler, qui implique également l’existence de la société et qui n’en est pas moins dessinée dans les organismes individuels. Il est d’ailleurs difficile d’admettre que la nature, qui a institué la vie sociale à l’extrémité de deux grandes lignes d’évolution aboutissant respectivement à l’hyménoptère et à l’homme, ait réglé par avance tous les détails de l’activité de chaque fourmi dans la fourmilière et négligé de donner à l’homme des directives, au moins générales, pour la coordination de sa conduite à celle de ses semblables. Les sociétés humaines diffèrent sans doute des sociétés d’insectes en ce qu’elles laissent indéterminées les démarches de l’individu, comme d’ailleurs celles de la collectivité. Mais cela revient à dire que ce sont les actions qui sont préformées dans la nature de l’insecte, et que c’est la fonction seulement qui l’est chez l’homme. La fonction n’en est pas moins là, organisée dans l’individu pour qu’elle s’exerce dans la société. Comment alors y aurait-il une mentalité sociale survenant par surcroît, et capable de déconcerter la mentalité individuelle ? Comment la première ne serait-elle pas immanente à la seconde ? Le pro-