Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/140

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qui vient de l’obéissance de tous à une loi, et celle que manifeste le cours de la nature. Thémis, déesse de la justice humaine, est la mère des Saisons (Hôrai) et de Dikè, qui représente aussi bien la loi physique que la loi morale. De cette confusion nous sommes à peine libérés aujourd’hui ; la trace en subsiste dans notre langage. Mœurs et morale, règle au sens de constance et règle au sens d’impératif : l’universalité de fait et l’universalité de droit s’expriment à peu près de la même manière. Le mot « ordre » ne signifie-t-il pas, tout à la fois, arrangement et commandement ?

Enfin nous parlions d’un dieu qui surgirait pour interdire, prévenir ou punir. La force morale d’où part la résistance, et au besoin la vengeance, s’incarnerait donc dans une personne. Qu’elle tende bien ainsi, tout naturellement, à prendre aux yeux de l’homme une forme humaine, cela n’est pas douteux ; mais, si la mythologie est un produit de la nature, c’en est le produit tardif, comme la plante à fleurs, et les débuts de la religion ont été plus modestes. Un examen attentif de ce qui se passe dans notre conscience nous montre qu’une résistance intentionnelle, et même une vengeance, nous apparaissent d’abord comme des entités qui se suffisent ; s’entourer d’un corps défini, comme celui d’une divinité vigilante et vengeresse, est déjà pour elles un luxe ; la fonction fabulatrice de l’esprit ne s’exerce sans doute avec un plaisir d’art que sur des représentations ainsi vêtues, mais elle ne les forme pas du premier coup ; elle les prend d’abord toutes nues. Nous aurons à nous appesantir sur ce point, qui n’a pas suffisamment attiré l’attention des psychologues. Il n’est pas démontré que l’enfant qui s’est cogné à une table, et qui lui rend le coup reçu d’elle, voie en elle une personne. Il s’en faut d’