Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/177

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même, un individu qui n’avait pas de corps lui appartenant, car il n’était que la synthèse des circonstances, mais il avait son âme très élémentaire, et qui se distinguait à peine de l’intention que les circonstances semblaient manifester. Il me suivait dans ma course désordonnée, malicieusement, pour voir comment je m’en tirerais. Et je n’avais d’autre souci que de lui montrer ce que je savais faire. Si je n’éprouvais aucune frayeur, c’est justement parce que j’étais absorbé par cette préoccupation ; c’est aussi, peut-être, parce que la malice de mon singulier compagnon n’excluait pas une certaine bonhomie. J’ai souvent pensé à ce petit incident, et je me suis dit que la nature n’aurait pas imaginé un autre mécanisme psychologique si elle avait voulu, en nous dotant de la peur comme d’une émotion utile, nous en préserver dans les cas où nous avons mieux à faire que de nous y laisser aller.

Je viens de citer un exemple où le caractère « bon enfant » de l’Accident est ce qu’il y a de plus frappant. En voici un autre, qui met peut-être mieux en relief son unité, son individualité, la netteté avec laquelle il se découpe dans la continuité du réel. Encore enfant en 1871, au lendemain de la guerre, j’avais, comme tous ceux de ma génération, considéré une nouvelle guerre comme imminente pendant les douze ou quinze années qui suivirent. Puis cette guerre nous apparut tout à la fois comme probable et comme impossible : idée complexe et contradictoire, qui persista jusqu’à la date fatale. Elle ne suscitait d’ailleurs dans notre esprit aucune image, en dehors de son expression verbale. Elle conserva son caractère abstrait jusqu’aux heures tragiques où le conflit apparut comme inévitable, jusqu’au dernier moment, alors qu’on espérait contre tout espoir. Mais lorsque, le 4 août 1914,