Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/205

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sur notre bon sens, s’il savait que le plus grand de nos moralistes a dit : « L’homme est un roseau pensant ! » Converse-t-il d’ailleurs avec son totem ? Le traite-t-il comme un homme ? Or nous en revenons toujours là : pour savoir ce qui se passe dans l’esprit d’un primitif, et même d’un civilisé, il faut considérer ce qu’il fait, au moins autant que ce qu’il dit. Maintenant, si le primitif ne s’identifie pas avec son totem, le prend-il simplement pour emblème ? Ce serait aller trop loin en sens opposé : même si le totémisme n’est pas à la base de l’organisation politique des non-civilisés, comme le veut Durkheim, il occupe trop de place dans leur existence pour qu’on y voie un simple moyen de désigner le clan. La vérité doit être quelque chose d’intermédiaire entre ces deux solutions extrêmes. Donnons, à titre d’hypothèse, l’interprétation à laquelle on pourrait être conduit par nos principes. Qu’un clan soit dit être tel ou tel animal, il n’y a rien à tirer de là ; mais que deux clans compris dans une même tribu doivent nécessairement être deux animaux différents, c’est beaucoup plus instructif. Supposons, en effet, qu’on veuille marquer que ces deux clans constituent deux espèces, au sens biologique du mot : comment s’y prendra-t-on, là où le langage ne s’est pas encore imprégné de science et de philosophie ? Les traits individuels d’un animal ne frappant pas l’attention, l’animal est perçu, disions-nous, comme un genre. Pour exprimer que deux clans constituent deux espèces différentes, on donnera alors à l’un des deux le nom d’un animal, à l’autre celui d’un autre. Chacun de ces noms, pris isolément, n’était qu’une appellation : ensemble, ils équivalent à une affirmation. Ils disent en effet que les deux clans sont de sang diffèrent. Pourquoi le disent-ils ? Si le totémisme se retrouve, comme on l’assure, sur divers points du globe, dans