Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/40

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derrière eux des foules ? Ils ne demandent rien, et pourtant ils obtiennent. Ils n’ont pas besoin d’exhorter ; ils n’ont qu’à exister ; leur existence est un appel. Car tel est bien le caractère de cette autre morale. Tandis que l’obligation naturelle est pression ou poussée, dans la morale complète et parfaite il y a un appel.

La nature de cet appel, ceux-là seuls l’ont connue entièrement qui se sont trouvés en présence d’une grande personnalité morale. Mais chacun de nous, à des heures où ses maximes habituelles de conduite lui paraissaient insuffisantes, s’est demandé ce que tel ou tel eût attendu de lui en pareille occasion. Ce pouvait être un parent, un ami, que nous évoquions ainsi par la pensée. Mais ce pouvait aussi bien être un homme que nous n’avions jamais rencontré, dont on nous avait simplement raconté la vie, et au jugement duquel nous soumettions alors en imagination notre conduite, redoutant de lui un blâme, fiers de son approbation. Ce pouvait même être, tirée du fond de l’âme à la lumière de la conscience, une personnalité qui naissait en nous, que nous sentions capable de nous envahir tout entiers plus tard, et à laquelle nous voulions nous attacher pour le moment comme fait le disciple au maître. À vrai dire, cette personnalité se dessine du jour où l’on a adopté un modèle : le désir de ressembler, qui est idéalement générateur d’une forme à prendre, est déjà ressemblance ; la parole qu’on fera sienne est celle dont on a entendu en soi un écho. Mais peu importe la personne. Constatons seulement que si la première morale avait d’autant plus de force qu’elle se dissociait plus nettement en obligations impersonnelles, celle-ci au contraire, d’abord éparpillée en préceptes généraux auxquels adhérait notre intelligence mais qui n’allaient pas jusqu’à ébranler notre volonté, devient