Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/44

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L’autre attitude est celle de l’âme ouverte. Que laisse-t-elle alors entrer ? Si l’on disait qu’elle embrasse l’humanité entière, on n’irait pas trop loin, on n’irait même pas assez loin, puisque son amour s’étendra aux animaux, aux plantes, à toute la nature. Et pourtant rien de ce qui viendrait ainsi l’occuper ne suffirait à définir l’attitude qu’elle a prise, car de tout cela elle pourrait à la rigueur se passer. Sa forme ne dépend pas de son contenu. Nous venons de la remplir ; nous pourrions aussi bien, maintenant, la vider. La charité subsisterait chez celui qui la possède, lors même qu’il n’y aurait plus d’autre vivant sur la terre.

Encore une fois, ce n’est pas par une dilatation de soi qu’on passera du premier état au second. Une psychologie trop purement intellectualiste, qui suit les indications du langage, définira sans doute les états d’âme par les objets auxquels ils sont attachés : amour de la famille, amour de la patrie, amour de l’humanité, elle verra dans ces trois inclinations un même sentiment qui se dilate de plus en plus, pour englober un nombre croissant de personnes. Le fait que ces états d’âme se traduisent au dehors par la même attitude ou le même mouvement, que tous trois nous inclinent, nous permet de les grouper sous le concept d’amour et de les exprimer par le même mot : on les distinguera alors en nommant trois objets, de plus en plus larges, auxquels ils se rapporteraient. Cela suffit, en effet, à les désigner. Mais est-ce les décrire ? Est-ce les analyser ? Au premier coup d’œil, la conscience aperçoit entre les deux premiers sentiments et le troisième une différence de nature. Ceux-là impliquent un choix et par conséquent une exclusion : ils pourront inciter à la lutte ; ils n’excluent pas la haine. Celui-ci n’est qu’amour.