Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/46

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ainsi le loisir de réfléchir sur elle et d’analyser ce que nous éprouvons. C’est ce qui arrive dans l’émotion musicale, par exemple. Il nous semble, pendant que nous écoutons, que nous ne pourrions pas vouloir autre chose que ce que la musique nous suggère, et que c’est bien ainsi que nous agirions naturellement, nécessairement, si nous ne nous reposions d’agir en écoutant. Que la musique exprime la joie, la tristesse, la pitié, la sympathie, nous sommes à chaque instant ce qu’elle exprime. Non seulement nous, mais beaucoup d’autres, mais tous les autres aussi. Quand la musique pleure, c’est l’humanité, c’est la nature entière qui pleure avec elle. À vrai dire, elle n’introduit pas ces sentiments en nous ; elle nous introduit plutôt en eux, comme des passants qu’on pousserait dans une danse. Ainsi procèdent les initiateurs en morale. La vie a pour eux des résonances de sentiment insoupçonnées, comme en pourrait donner une symphonie nouvelle ; ils nous font entrer avec eux dans cette musique, pour que nous la traduisions en mouvement.

C’est par excès d’intellectualisme qu’on suspend le sentiment à un objet et qu’on tient toute émotion pour la répercussion, dans la sensibilité, d’une représentation intellectuelle. Pour reprendre l’exemple de la musique, chacun sait qu’elle provoque en nous des émotions déterminées, joie, tristesse, pitié, sympathie, et que ces émotions peuvent être intenses, et qu’elles sont complètes pour nous, encore qu’elles ne s’attachent à rien. Dira-t-on que nous sommes ici dans le domaine de l’art, et non pas dans la réalité, que nous ne nous émouvons alors que par jeu, que notre état d’âme est purement imaginatif, que d’ailleurs le musicien ne pourrait pas susciter cette émotion en nous, la suggérer sans la causer, si nous ne