Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/51

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On ne s’en rend pas compte quand on traite de « féminine », avec une nuance de dédain, une psychologie qui fait une place si large et si belle à la sensibilité. Ceux qui parlent ainsi ont pour premier tort de s’en tenir aux banalités qui ont cours sur la femme, alors qu’il serait si facile d’observer. Nous n’allons pas nous engager, à seule fin de corriger une expression inexacte, dans une étude comparée des deux sexes. Bornons-nous à dire que la femme est aussi intelligente que l’homme, mais qu’elle est moins capable d’émotion, et que si quelque puissance de l’âme se présente chez elle avec un moindre développement, ce n’est pas l’intelligence, c’est la sensibilité. Il s’agit, bien entendu, de la sensibilité profonde, et non pas de l’agitation en surface[1]. Mais peu importe. Le plus grand tort de ceux qui croiraient rabaisser l’homme en rattachant à la sensibilité les plus hautes facultés de l’esprit est de ne pas voir où est précisément la différence entre l’intelligence qui comprend, discute, accepte ou rejette, s’en tient enfin à la critique, et celle qui invente.

Création signifie, avant tout, émotion. Il ne s’agit pas seulement de la littérature et de l’art. On sait ce qu’une découverte scientifique implique de concentration et d’effort. Le génie a été défini une longue patience. Il est vrai qu’on se représente l’intelligence à part, et à part

  1. Inutile de dire qu’il y a bien des exceptions. La ferveur religieuse, par exemple, peut atteindre chez la femme des profondeurs insoupçonnées. Mais la nature a probablement voulu, en règle générale, que la femme concentrât sur l’enfant et enfermât dans des limites assez étroites le meilleur de sa sensibilité. Dans ce domaine elle est d’ailleurs incomparable ; l’émotion est ici supra-intellectuelle, en ce qu’elle devient divination. Que de choses surgissent devant les yeux émerveillés d’une mère qui regarde son petit enfant ! Illusion peut-être ? Ce n’est pas sûr. Disons plutôt que la réalité est grosse de possibilités, et que la mère voit dans l’enfant non seulement ce qu’il sera, mais encore tout ce qu’il pourrait être s’il ne devait pas à chaque instant de sa vie choisir, et par conséquent exclure.