Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/60

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d’une espèce, celui-ci fut un arrêt. En reprenant la marche en avant, on brise la décision de briser. Pour obtenir un effet complet, il faudrait, il est vrai, entraîner avec soi le reste des hommes. Mais si quelques-uns suivent, et si les autres se persuadent qu’ils le feraient à l’occasion, c’est déjà beaucoup : il y a dès lors, avec le commencement d’exécution, l’espérance que le cercle finira par être rompu. En tout cas, nous ne saurions trop le répéter, ce n’est pas en prêchant l’amour du prochain qu’on l’obtient. Ce n’est pas en élargissant des sentiments plus étroits qu’on embrassera l’humanité. Notre intelligence a beau se persuader à elle-même que telle est la marche indiquée, les choses s’y prennent autrement. Ce qui est simple au regard de notre entendement ne l’est pas nécessairement pour notre volonté. Là où la logique dit qu’une certaine voie serait la plus courte, l’expérience survient et trouve que dans cette direction il n’y a pas de voie. La vérité est qu’il faut passer ici par l’héroïsme pour arriver à l’amour. L’héroïsme, d’ailleurs, ne se prêche pas ; il n’a qu’à se montrer, et sa seule présence pourra mettre d’autres hommes en mouvement. C’est qu’il est, lui-même, retour au mouvement, et qu’il émane d’une émotion — communicative comme toute émotion — apparentée à l’acte créateur. La religion exprime cette vérité à sa manière en disant que c’est en Dieu que nous aimons les autres hommes. Et les grands mystiques déclarent avoir le sentiment d’un courant qui irait de leur âme à Dieu et redescendrait de Dieu au genre humain.

Qu’on ne vienne pas parler d’obstacles matériels à l’âme ainsi aérée ! Elle ne répondra pas que l’obstacle doit être tourné, ni qu’il peut être forcé : elle le déclarera inexistant. De sa conviction morale on ne peut pas dire qu’elle soulève des montagnes, car elle ne voit pas de montagne