Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/64

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raissent pas clairement à notre conscience, je le veux bien. Elles n’en constituent pas moins ce qu’il y a de plus solide dans l’obligation. Si complexe que soit devenue notre morale, bien qu’elle se soit doublée de tendances qui ne sont pas de simples modifications des tendances naturelles et qui ne vont pas dans la direction de la nature, c’est à ces tendances naturelles que nous aboutissons quand nous désirons, de tout ce que cette masse fluide contient d’obligation pure, obtenir un précipité. Telle est donc la première moitié de la morale. L’autre n’entrait pas dans le plan de la nature. Nous entendons par là que la nature avait prévu une certaine extension de la vie sociale par l’intelligence, mais une extension limitée. Elle ne pouvait pas vouloir que cette extension allât jusqu’à mettre en danger la structure originelle. Nombreux sont d’ailleurs les cas où l’homme a trompé ainsi la nature, si savante et pourtant si naïve. La nature entendait sûrement que l’homme procréât sans fin, comme tous les autres vivants ; elle a pris les précautions les plus minutieuses pour assurer la conservation de l’espèce par la multiplication des individus ; elle n’avait donc pas prévu, en nous donnant l’intelligence, que celle-ci trouverait aussitôt le moyen de couper l’acte sexuel de ses conséquences, et que l’homme pourrait s’abstenir de récolter sans renoncer au plaisir de semer. C’est dans un tout autre sens que l’homme trompe la nature quand il prolonge la solidarité sociale en fraternité humaine ; mais il la trompe encore, car les sociétés dont le dessin était préformé dans la structure originelle de l’âme humaine, et dont on peut apercevoir encore le plan dans les tendances innées et fondamentales de l’homme actuel, exigeaient que le groupe fût étroitement uni, mais que de groupe à groupe il y eût hostilité virtuelle : on devait être